Elle fabriquait l’amiante et ne pouvait en ignorer les risques, même avant le décret de 1977. En ne prenant aucune mesure de protection de ses salariés, Eternit a délibérément commis une faute d’une particulière gravité qui l’empêche aujourd’hui de se retourner contre l’État.
Avant 1977 et le premier décret limitant l’exposition à l’amiante, l’État était fautif de ne pas avoir pris de mesures pour éviter ou limiter les dangers de l’amiante, alors que sa nocivité et la gravité des maladies dues à son exposition étaient déjà connues. Partant de ce constat, le Conseil d’État a décidé en novembre dernier (Ce 9 nov. 2015, n° 342468) qu’un employeur, condamné pour « faute inexcusable » en raison des maladies professionnelles de ses salariés exposés à l’amiante, peut se retourner contre l’État et rechercher sa responsabilité – notamment sonnante et trébuchante – en raison de cette carence de la réglementation avant 1977. Dans l’affaire, qui concernait les CMN (constructions mécaniques de Normandie), un important chantier naval de Cherbourg utilisateur d’amiante, la haute juridiction avait ainsi jugé qu’avant 1977, la charge de la réparation du dommage devait être partagée entre l’entreprise et l’État, à raison de deux tiers pour l’entreprise et un tiers pour l’État. Admettant pour la première fois ce principe, les magistrats avaient tout de même posé une limite : un employeur qui a « délibérément commis une faute d’une particulière gravité » ne peut pas se retourner contre l’administration, même si celle-ci a commis une faute.
Eternit demandait 170 000 euros à l’État
Un revirement de jurisprudence que la CAA (cour administrative d’appel) de Versailles vient de préciser, dans une décision du 10 mai 2016, posant les jalons de la définition de la « faute d’une particulière gravité ». Eternit, producteur d’amiante-ciment, a été condamné pour faute inexcusable suite au décès d’un de ses salariés – un ouvrier préposé à l’usinage des pièces, mais aussi cariste et préposé aux broyeurs de déchets secs sur le site de Saint-Grégoire, en Ille-et-Vilaine, de 1974 jusqu’à son décès des suites d’un mésothéliome pleural malin, reconnu comme maladie professionnelle au titre du tableau 30D. La société fait valoir devant la justice que l’État doit partager avec elle cette responsabilité et donc la rembourser de la moitié de la somme qu’elle a versée à la caisse d’assurance maladie, pour l’indemnisation de la veuve du salarié. Eternit demandait aussi 10 000 euros pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subi, du fait de l’atteinte à son image et à sa réputation. En première instance, le TA (tribunal administratif) de Versailles évacue cette seconde demande, mais reconnaît en revanche le partage de responsabilité et condamne l’État à verser près de 170 000 euros à Eternit (qui s’appelle désormais ECCF). Le ministre du Travail a fait appel du jugement, amenant l’affaire devant la CAA versaillaise.
Productrice d’amiante-ciment
Le TA avait bien relevé la carence fautive de l’État avant 1977. Il avait tout aussi bien relevé la défaillance d’Éternit pour cette même période, qui n’a pas pris les précautions nécessaires pour garantir la protection de son salarié alors qu’elle était contractuellement tenue d’assurer sa sécurité. Des fautes de nature à engager leur responsabilité, des deux côtés. Mais ce que le TA a oublié, c’est de rechercher « si la société avait commis une faute d’une particulière gravité qui aurait fait obstacle à ce qu’elle se prévale de la faute que l’administration avait elle-même commise ». Produisant de l’amiante-ciment – et non simple utilisatrice comme le chantier naval de Cherbourg –, Eternit faisait partie des entreprises, qui, bien avant le décret de 1977, « connaissaient ou auraient dû connaître les dangers liés à l’utilisation de l’amiante », écrivent les juges de la cour d’appel.
Aucune mesure de protection individuelle et collective
Les juges rappellent aussi qu’en 1894 déjà, un décret concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels imposait l’évacuation des poussières. Or Eternit n’a pas « pris la moindre mesure particulière de protection individuelle et collective de ses salariés exposés avant 1977 […], par des installations efficaces, contrôlées, surveillées et entretenues de limitation et d’évacuation des poussières ». Elle ne signe qu’en 1980 le programme de branche « amiante-ciment » qu’elle met pourtant en avant devant la justice, et si elle établit bien un « plan poussière » en 1976, les premiers investissements prévus dans ce cadre ne sont que pour 1977. Des manquements qui ont bien le caractère d’une « faute d’une particulière gravité délibérément commise », tranchent les magistrats. Eternit ne peut donc se retourner contre l’État.
Après le décret
Et après le fameux décret du 17 août 1977 ? Il est entré en vigueur, pour certaines de ses dispositions, le 20 octobre 1977, et pour d’autres, le 1er mars 1978. Il imposait notamment, lorsque le personnel était exposé à l’inhalation de poussières d’amiante à l’état libre dans l’atmosphère, que les travaux soient effectués soit par voie humide, soit dans des appareils capotés et mis en dépression, à moins qu’un salarié ne respire jamais plus de 2 fibres d’amiante par centimètre cube d’air inhalé durant sa journée de travail, ce qui imposait également le contrôle régulier de l’atmosphère des lieux de travail. Les EPI étaient obligatoires en cas d’impossibilité technique, pour les travaux occasionnels et de courte durée. Qu’a fait Eternit lorsque cette réglementation est entrée en vigueur ? « La société se borne à faire valoir qu’elle a parfaitement appliqué la réglementation » et qu’ »elle respectait les seuils d’empoussièrement fixés », indique la cour d’appel.
Masques de protection en 1990
Pourtant, l’instruction montre que « ces seuils ont pu être dépassés sur certains postes de travail du site de Saint-Grégoire entre 1978 et l’année 1981 ». Rien ne prouve non plus que l’entreprise ait mis en place un « système d’aspiration efficace garantissant la protection des salariés chargés comme [le salarié décédé] du nettoyage et du broyage des déchets avant 1995 ». Eternit attend 1990 pour fournir des masques de protection sur le site de Rennes. Rien ne prouve non plus qu’elle ait informé ses salariés des risques pour leur santé. En somme, même si l’État a attendu le 24 décembre 1996 pour interdire l’amiante, et que les mesures qu’il a prises à partir de 1977 restaient insuffisantes pour éliminer le risque de maladie professionnelle, Eternit ne peut, même après 1977, se dédouaner derrière une « quelconque carence fautive de l’État ». Ainsi, en plus de l’avoir condamnée pour « faute inexcusable », les juges imputent à Eternit une « faute d’une particulière gravité délibérément commise ».